17

Taol se réveilla en sursaut ; il sentait la présence d’une autre personne à proximité. Son premier réflexe fut de tendre la main vers son couteau, mais il ne le trouva pas.

« C’est ça que tu cherches ? demanda le gamin en lui tendant son arme.

— Par Bore ! Comment es-tu entré ? » Taol était furieux de s’être laissé surprendre – par un gamin, qui plus est.

« Facile, répondit Chipeur. Quand je t’ai quitté après cet excellent repas, hier soir, je me suis fait la réflexion que je ne savais pas où dormir et j’ai pensé que tu ne verrais pas d’inconvénient à partager ta chambre. Alors, je me suis faufilé jusqu’ici. Comme tu dormais déjà, je me suis allongé dans un coin et endormi comme une fleur.

— La porte était fermée.

— Tu es un peu naïf, pas vrai ? »

Taol se trouvait à court de mots. Le gamin avait raison ; il s’était montré stupide de se fier à un verrou. Il avait toujours cru avoir le sommeil léger ; pourtant, Chipeur ne s’était pas contenté de s’introduire dans la place, il avait également réussi à lui dérober son couteau. « Quelle heure est-il ? demanda-t-il avec humeur.

— Le soleil est sur le point de se lever. Je dirais que c’est l’heure du petit déjeuner.

— T’en offrir un ne faisait pas partie de notre accord.

— Très bien, c’est moi qui te l’offrirai, dans ce cas. » Tout sourire, le gamin sortit une pièce d’or de sa tunique. Taol vérifia à sa ceinture ; cela confirma ses soupçons.

« C’est à moi, petit.

— Ton nom serait-il dessus ? » Le gamin examina la pièce. « Je ne vois rien. » Taol traversa la chambre en quelques pas, empoigna le gamin et lui tordit le bras.

« Donne-moi ça tout de suite, espèce de petit voleur. » Le gamin laissa tomber la pièce, qui roula sur le plancher. Taol le lâcha pour la ramasser. Quand il releva la tête, le gamin se frottait le bras avec affectation. « Arrête tes simagrées ; je t’ai à peine touché. Tu ne voudrais pas que je te prenne pour une mauviette ?

— Je n’ai pas mal, déclara Chipeur avec une dignité exagérée. Je me frottais juste pour activer la circulation. »

Taol ignora le gamin et fit un tour d’horizon. Il rassembla ses affaires, vérifiant dans son sac que le gamin n’avait rien volé d’autre. Une fois rassuré sur ce point, il gagna la porte.

« Hé, attends une minute, lui lança le gamin en lui courant après.

— Fiche-moi la paix, petit. Pour ce que j’ai à faire, je n’ai pas envie de compagnie. » Taol descendit les escaliers de la petite auberge. Dans la salle commune, une femme entre deux âges s’approcha.

« Qu’est-ce que ce sera, monsieur ? » La femme lui adressa un sourire engageant, rajustant sa robe autour de sa poitrine. Mais Taol n’avait pas l’esprit au badinage ce matin-là. Il avait hâte de se mettre en route. Maintenant qu’il avait réglé sa dette vis-à-vis de Larne, il allait mettre la prophétie à profit et partir pour les Quatre Royaumes en quête du garçon.

« Je prendrai de la bière chaude épicée, avec un plat de bacon et de champignons. » Tout cela coûterait cher, mais Taol allait quitter la ville le jour même et c’était peut-être là sa dernière occasion de manger correctement avant un bon moment.

« Et pour votre fils ? » Taol se retourna et découvrit Chipeur debout derrière lui. La femme attendait sa réponse.

Il capitula. « La même chose pour le petit. Une demi-portion. » La femme partit en trottinant. Taol s’adressa à Chipeur. « Assieds-toi et profite du petit déjeuner. C’est le dernier repas que je te paye. »

La garçon obéit et mordit avec énergie dans le pain que la femme avait apporté. « Pendant que tu dormais, j’ai pris la liberté de jeter un coup d’œil sur tes cercles. Rien de personnel, hein, simple vérification. Bref, je me demandais d’où venait cette cicatrice – celle qui les traverse en plein milieu. »

Taol prit une profonde gorgée de bière. « Cela ne te regarde pas, petit. » Chipeur ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. Ils finirent de manger en silence.

Voyant Chipeur saucer les dernières traces de bacon avec son pain, Taol se dit qu’il lui avait parlé trop rudement. Pour se faire pardonner, il lui offrit une chance d’étaler sa connaissance de Rorne : « Dis-moi, Chipeur, combien me coûterait un vieux canasson dans cette ville ?

— Deux pièces d’or », répondit le gamin entre deux bouchées de pain. Rorne était décidément une ville coûteuse.

« Que pourrais-je obtenir pour… » Taol fit rapidement le calcul. « … dix pièces d’argent ?

— Une mule malade. »

Taol ne put s’empêcher de sourire. Une mule ne lui serait d’aucune utilité ; il irait plus vite à pied. Il commençait à regretter d’avoir donné presque tout son pécule à Mégane. Les Quatre Royaumes étaient fort loin de Rorne ; il lui faudrait peut-être deux mois pour s’y rendre à pied. Sans parler des montagnes : les monts de la Séparation, comme on les appelait, couraient sur toute la longueur des Terres connues. S’il voulait les franchir en plein hiver, Taol allait avoir besoin de vêtements chauds et de provisions. Il décida d’attendre pour les acheter, d’abord parce qu’ils lui coûteraient moins cher ailleurs, ensuite parce que le doux climat de Rorne rendait inutile de s’encombrer inutilement. Quitte à voyager à pied, autant emporter un minimum de choses.

Le chevalier envisagea brièvement de demander davantage d’argent au Vieil Homme ; il était sûr qu’on lui en donnerait sans difficulté. Mais outre sa fierté, il n’aimait pas solliciter quoi que ce soit. Il lui faudrait compter sur ses propres ressources. L’argent ne le préoccupait pas outre mesure, cependant ; un homme aux bras vigoureux trouvait toujours moyen d’en gagner. Malgré tout, il devrait faire attention à ce qui lui resterait une fois payés le gîte et le couvert.

Taol termina son assiette et régla la femme, qui mordit dans sa pièce avant de lui rendre douze pièces d’argent – moins qu’il avait escompté. « Où puis-je acheter une outre et des provisions séchées ? demanda-t-il à Chipeur. Et j’ai besoin qu’on m’indique le chemin de la porte nord.

— Je t’y conduis, si tu veux.

— Non, Chipeur. » Taol avait hâte d’échapper au gamin. « Explique-moi simplement comment y aller. » Le gamin hocha la tête et lui décrivit une boutique située à proximité.

Taol lui empoigna l’avant-bras à la manière des chevaliers pour lui faire ses adieux. Le gamin lui retourna un regard impénétrable en lui souhaitant une journée « profitable », une formule inhabituelle que Taol soupçonnait d’être spécifique à Rorne la cupide. Il regarda le gamin disparaître dans une ruelle. Le chevalier crut discerner une certaine réticence dans son pas mais n’y prêta guère attention. Chipeur dénicherait bientôt d’autres opportunités plus lucratives.

Trouvant rapidement la boutique que le gamin lui avait indiquée, Taol procéda à ses emplettes, heureux de constater que les tarifs demeuraient raisonnables. Il vérifia la position du soleil : il était grand temps de se mettre en route.

C’était une belle matinée. Le vent soufflait en brassant des odeurs de sel et de crasse – mélange qui résumait toute la ville en une bouffée. Taol approcha de l’imposante porte nord, pas fâché de quitter Rorne. Il y avait vécu trop d’expériences amères – la détention, les tortures, la perte d’une amie en la personne de Mégane, et l’acceptation de la disgrâce des chevaliers.

Il avait malgré tout quelques raisons de se réjouir. La rencontre fortuite d’un diseur de bonne aventure l’avait conduit à Larne ; et Larne, à son tour, le conduisait maintenant vers l’ouest.

Les choses se déroulaient-elles toujours ainsi, sous l’impulsion du hasard ? Le destin le laissait dubitatif, mais le hasard lui jouait un petit air familier. Ses accents arbitraires l’avaient accompagné plus d’une fois au cours de son existence. Et il jouait à plein volume le jour de sa rencontre avec Tyren : quelle était la probabilité pour qu’un homme, dont le seul objectif était alors d’injecter du sang neuf dans la chevalerie, fût présent l’après-midi où les brutes du village l’avaient provoqué ?

 

Les libellules dansaient à l’ombre. La brise était tiède, trop pour sécher la sueur sur sa peau. Il avait les jambes coupées – non pas suite à la bagarre, mais par le choc de se retrouver face à un chevalier de Valdis.

Tyren baissa les yeux sur la cuisse de mouton. « Retourne au village avec moi et je t’en achèterai une autre – celle-ci est trop sale pour être rôtie. »

Taol, encore essoufflé, secoua la tête. Sa fierté l’empêchait d’accepter. « Non, ça ira. Sara l’essuiera.

— Qui est Sara ? demanda Tyren.

— Ma sœur.

— Je suis sûr qu’elle peut t’attendre un peu. Viens boire un verre avec moi, je te parlerai de Valdis. »

Taol prit une profonde inspiration ; il subissait encore le contrecoup de la bagarre. « Messire, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Je ne pourrai venir avec vous à Valdis. » Là ! C’était dit ; l’affaire était entendue. Quelle alternative avait-il ? Il ne pouvait pas tout quitter en abandonnant ses sœurs.

Tyren paraissait amusé. « Allons, mon garçon, tu refuserais l’opportunité d’une formation gratuite à Valdis ? »

Gratuite. Taol n’en croyait pas ses oreilles. Le prêtre lui avait dit que cette formation coûtait une petite fortune. Son refus n’en était que plus difficile. « Messire, j’ai d’autres obligations.

— Quelles obligations ? Es-tu un apprenti boulanger, ou un paysan lié par contrat ? » La voix de Tyren était railleuse. « Quelle sorte d’obligations pourrait bien t’empêcher de rentrer avec moi à Valdis ? »

Le sang gouttait du menton de Taol – un de ses assaillants avait réussi à lui décocher un bon coup. Il lui serait si aisé de partir avec Tyren, pour ne jamais revenir. Mais c’était pour lui impossible : sa droiture le lui interdisait. « J’ai deux sœurs et un bébé dont je dois m’occuper. Ma mère est morte voilà trois ans, et c’est moi qui les fais vivre.

— Ah. » Tyren caressa sa courte barbe lisse. « Et ton père ? Mort, lui aussi ?

— Non. Nous ne le voyons pas très souvent. Il passe ses journées à boire à Lambois.

— Ainsi, tu te sacrifies pour une question d’honneur. Dommage que tu ne sois pas libre. Il nous faudrait plus d’hommes de ta trempe parmi les chevaliers. » Tyren eut un sourire carnassier. « Sans parler du fait que tu te bats comme un beau diable. Tant pis. Quand tes sœurs auront grandi, peut-être…

— Sara a douze ans, le bébé en a trois.

— Hmm. Ma foi, réfléchis à mon offre ; si jamais tu changes d’avis, je serai au Jonc des marais, à Grivinge, jusqu’à la fin de la semaine. » Il s’inclina avec grâce, son manteau sombre balayant la poussière, et repartit en direction du village.

Taol leva une main pour le retenir, mais les mots restèrent coincés dans sa bouche. La vision de cette silhouette en train de s’éloigner lui était insupportable. Taol s’en détourna et reprit le chemin de la maison – le long de la rivière, à travers le bourbier qui séchait. Son amertume se renforçait à chaque pas. Il haïssait ses sœurs, sa mère, son père. Il brandit au-dessus de sa tête la cuisse de mouton, devenue le symbole de son devoir, et la jeta au loin de toutes ses forces. Puis il piétina rageusement les rubans.

Ses sœurs l’attendaient à la fenêtre, guettant son retour. La déception de le voir revenir les mains vides fut bientôt remplacée par de l’inquiétude devant ses blessures. « On t’a battu, dit Sara en mouillant un chiffon pour essuyer le sang.

— Non, dit-il. J’ai rendu coup pour coup.

— Tu as gagné ? demanda Anna avec excitation.

— Peu importe qui a gagné. Va me chercher l’onguent sur l’étagère. »

Sara se retourna vers lui. « On t’a insulté, c’est ça ? »

Sa sympathie l’agaçait. « Et quand bien même ? Je suis un grand garçon. Je me bats si ça me plaît.

— Qu’est-il arrivé à la viande ? S’est-elle perdue dans la bagarre ?

— Oui, mentit-il.

— Ce n’est pas grave, tant que tu vas bien. » Sara l’embrassa sur la joue. « Le poisson sera parfait pour la fête de l’Été. »

Lentement, à force de gentillesse et de bonne humeur, elles parvinrent à le dérider. Il ne mentionna pas sa rencontre avec Tyren, préférant assumer seul cette perte. Trois nuits durant il n’en dormit pas, se tournant et se retournant dans son lit, tourmenté par les visions d’un futur qui jamais n’adviendrait. En vouloir à ses sœurs était injuste, aussi fit-il un effort pour dompter sa colère. Ce ne fut pas difficile. Sara et Anna se montraient si heureuses – et sans doute un peu fières – qu’il soit sorti indemne de la bagarre qu’elles consacrèrent les jours suivants à le choyer : l’embrassant, lui faisant des câlins, lui préparant ses plats favoris.

Le quatrième jour, ils reçurent de la visite. Le hasard apportait sa touche finale au tableau. Quand Taol rentra de la pêche en milieu de matinée, il trouva la porte entrebâillée et entendit : « Hein, que je sais ce qui plaît à mes petites chéries ! » C’était son père. La colère gonflait sa poitrine quand il fit irruption dans la maison.

« Fiche le camp, vieil ivrogne ! Il n’y a rien à voler ici. »

Un instant durant, le silence se fit. Taol embrassa la scène du regard. Sara et Anna étaient assises aux pieds de leur père, qui avait apporté deux grands sacs avec lui. Il était habillé comme un roi.

« Papa n’est pas venu voler, protesta Anna. Il nous a apporté des cadeaux. » Elle tendit une main pleine de rubans de couleurs vives.

« C’est vrai, Taol, dit Sara. Papa a eu de la chance à la table. » Elle avait un petit air coupable, comme un marin surpris à envisager la mutinerie.

« Au jeu, tu veux dire. » La voix de Taol était cinglante.

« Au jeu, aux cartes, appelle cela comme tu veux. La chance m’a souri et a fait de moi son amant. » Son père avait la voix étonnamment ferme ; son haleine sentait la bière, cependant. « J’ai gagné une petite fortune. Et j’ai l’intention d’en faire bon usage.

— Comment ? » Taol n’aimait pas cela du tout. L’excitation de ses sœurs le rendait jaloux – il avait économisé pendant des mois pour leur acheter des rubans, et voilà que son père surgissait de nulle part et qu’elles le recevaient en héros.

« Je reviens m’installer à la maison. Tu n’auras plus besoin de tout faire, désormais, Taol. Je vais redevenir le chef de la famille. »

Anna et Sara le regardèrent avec des yeux implorants. Elles étaient si innocentes ; elles ignoraient quel genre d’homme était leur père. Une famille unie, voilà le rêve qu’elles lui demandaient d’accepter.

« Tu crois pouvoir revenir comme ça, après nous avoir délaissés des années, et juste reprendre ta place ? dit Taol. Eh bien, nous ne voulons pas de toi ici. »

Anna prit la parole. « Laisse-lui une chance, Taol. Papa nous a promis de la viande chaque jour et des robes neuves tous les mois.

— Chut, Anna, lui intima Sara en regardant Taol dans les yeux.

Ce n’est pas de la viande ou des robes que nous voulons ; c’est que papa revienne à la maison. » Elle lui lança un regard triste.

« Tu vois ? intervint son père. Mes filles me réclament. C’est mon devoir d’être ici. Et je vais rester. »

Ce soir-là, Taol se rendit au Jonc des marais, à Grivinge. Tyren descendit l’accueillir. « Je suis libre de vous accompagner à Valdis, lui annonça Taol. On m’a débarrassé de mes obligations. »

 

Jack se sentait mal. Il resta allongé un moment, les paupières closes, dans l’état brumeux qui sépare le sommeil de l’éveil, puis finit par ouvrir les yeux. Il fixait le plafond de pierre. Des gouttes d’eau sourdaient des fissures et menaçaient de tomber. Sa vision lui parut plus nette que dans son souvenir ; il distinguait un arc-en-ciel de couleurs dans les gouttelettes minuscules, et jusqu’aux plus infimes détails de la roche. Le jeune homme se frotta les yeux et regarda de nouveau. L’effet avait disparu ; il l’avait probablement imaginé.

Le jeune homme se leva du banc – un peu trop vite. Pris de nausée, il se plia en deux et rendit le contenu de son estomac. Après s’être essuyé la bouche, il commença à se sentir mieux. Il avait la tête étrangement lourde, cependant ; chaque fois qu’il la tournait, il avait l’impression que son cerveau mettait une minute à se remettre en place.

Il s’efforça de se remémorer les événements de la veille : Baralis était passé l’interroger. Jack ne se rappelait ni les questions ni les réponses, ou même s’il en avait donné. Il ne croyait pas avoir quoi que ce soit à répondre. Un souvenir fugace voletait à la lisière de sa conscience. Quelque chose à propos de sa mère. Il tenta de le saisir, faillit y parvenir, puis la pensée s’envola. Existait-il un lien entre sa mère et les questions de Baralis ? Ou l’interrogatoire l’avait-il à ce point ébranlé qu’il ne parvenait plus à mettre de l’ordre dans ses pensées ?

Jack chassa la journée précédente de son esprit et tenta de se lever sur ses jambes flageolantes. Il avait très soif. Ne voyant d’eau nulle part dans la pièce, il se mit à tambouriner contre la porte massive pour réclamer à boire. Comme il attendait une réaction de ses geôliers, l’idée lui vint qu’il s’était suffisamment résigné et Jack prit une décision : il allait essayer de s’échapper. De quel droit Baralis le détenait-il ? Jack n’avait rien fait de mal. Une chose était claire cependant : le chancelier le soupçonnait de dissimuler un secret ; en restant là, il s’exposait à de nouveaux interrogatoires semblables à celui de la veille, ou pires encore.

Des bruits de pas résonnèrent de l’autre côté de la porte. Jack entendit qu’on tirait le verrou. Il regarda autour de lui, cherchant désespérément une arme. La pièce était vide à l’exception du banc.

En hâte, Jack se glissa derrière la porte. Le battant s’ouvrit à la volée et Jack, caché derrière, entendit un homme faire un pas à l’intérieur ; avant qu’il puisse en faire un deuxième, Jack pesa de tout son poids contre la porte. L’homme la reçut en plein visage et bascula à la renverse. Il se mit à crier. Jack se précipita et lui allongea un violent coup de pied dans la figure pour le faire taire. Le sang jaillit de son nez, de sa bouche. Le garde voulut se remettre debout, mais Jack le frappa sèchement dans les reins et il s’effondra de nouveau.

Jack hésita une seconde. Apercevant l’épée glissée dans le ceinturon du garde, il s’en saisit et la tira d’un coup. L’autre voulut retenir son arme, mais trop tard : il n’attrapa que la lame, qui lui entailla profondément la paume. À la vue d’une telle quantité de sang, le garde prit peur et se mit à pleurnicher. Le pouls de Jack battait à tout rompre : il avait l’épée. Debout au-dessus du garde, prêt à frapper, il s’aperçut qu’il en était incapable – l’homme paraissait bien trop pathétique.

Jack savait qu’il disposait de peu de temps ; il ignorait si on avait entendu les cris du garde. Il lui décocha un dernier coup de pied dans la tête, dans l’espoir de l’assommer. Sans succès ; l’homme demeurait conscient. Jack empoigna prudemment son épée par la lame et lui abattit le pommeau sur le crâne. Il avait visé derrière l’oreille, mais le garde tourna la tête au dernier moment et reçut le pommeau en pleine face. Le résultat fut sanglant ; Jack recula, horrifié.

Il s’enfuit, consterné par ce qui venait de se produire – un bon coup d’épée dans le ventre aurait été miséricorde en comparaison de ce qu’il avait fait. Il avait compté traîner le corps inconscient du garde dans la cellule et refermer la porte, dans l’espoir de se donner davantage de temps pour s’évader, mais la vue du visage sanguinolent l’avait fait paniquer. Il se mit à courir au hasard, enfilant au pas de charge plusieurs couloirs de pierre tous identiques au précédent.

Au bout d’un moment, Jack commença à s’essouffler. Il ralentit, pantelant, à la recherche de son souffle. Quand il tendit l’oreille pour détecter une éventuelle poursuite, il n’entendit que le martèlement du sang dans ses veines. Il ne s’était pas rendu compte qu’on l’avait détenu dans un tel dédale de galeries. S’obligeant à réfléchir, il jeta un regard sur le chemin qu’il venait de parcourir – pas question de retourner par là. Par pure chance, semblait-il, Jack avait réussi à éviter la salle des gardes.

Il parvint peu après à un embranchement. Le passage qui s’enfonçait devant lui paraissait long, sombre, et n’était éclairé par aucune torche. Ne goûtant guère à l’idée de progresser dans le noir, Jack opta pour le deuxième tunnel.

Le passage tourna bientôt à angle aigu pour se poursuivre dans la pénombre. Jack s’arrêta à la lisière de l’obscurité. Devait-il continuer ? Ses yeux fouillèrent les ténèbres. Sans aucun moyen de deviner la longueur de la galerie, il s’avança prudemment dans le noir.

 

Baralis marchait de long en large dans sa chambre, en se passant des huiles curatives sur les mains. Ces dernières le faisaient affreusement souffrir. La pluie avait fini par tomber dans la matinée, et l’humidité se faisait sentir dans ses doigts raidis. Le chancelier espérait que Bringe avait pu saboter le verger la nuit précédente ; il eût été dommage de perdre le bénéfice de toute cette pluie.

Les huiles demeuraient sans effet. Baralis s’essuya les mains, s’approcha du bureau où il rangeait sa drogue contre la douleur et dosa soigneusement une part de poudre blanche qu’il fit glisser dans son verre. Il versa un peu de vin pour délayer le remède, porta le verre à ses lèvres et le but jusqu’à la dernière goutte.

L’interrogatoire du garçon, la veille, l’avait profondément troublé. Il en était ressorti éreinté, à la fois physiquement et mentalement. Il ne doutait pas que le garçon lui avait dit la vérité – ses propres pouvoirs lui permettaient de vérifier ce genre de choses. Là n’était pas le problème, cependant ; pendant un instant, Jack l’avait presque expulsé de son esprit. Lui, Baralis, repoussé par un gamin.

Cela voulait forcément dire quelque chose. L’esprit du garçon était verrouillé plus sûrement qu’un coffre. Baralis avait aperçu quelque chose – une vision fugitive, presque un message : une femme, et un homme derrière elle. Quand il avait voulu approfondir, il s’était heurté une fois de plus à un mur. Baralis avait fouillé l’esprit de centaines de personnes pour atteindre sa position actuelle, et aucune ne lui avait opposé autant de résistance que ce mitron.

Bien sûr, il avait trop de maîtrise pour se laisser affecter par la confrontation. Il en était sorti indemne, contrairement au garçon qui semblait avoir souffert. L’épisode conservait néanmoins quelque chose d’inquiétant. Jack avait accès à un pouvoir immense. Il ne mentait probablement pas en affirmant que l’incident des pains constituait son premier recours à la magie. Une telle puissance hors de contrôle pouvait s’avérer dangereuse. Le gamin a inversé le cours du temps ! Baralis frissonna. Jamais encore il n’avait entendu parler d’un pareil tour de force. Il aurait cru la chose impossible. Dompter le temps ne serait-ce qu’une seconde réclamait le talent d’un maître. Lui-même pouvait à peine figer la flamme d’une chandelle. Et pourtant ce garçon sorti de nulle part avait fait mieux, tellement mieux !

Jack ne saisissait pas l’ampleur de son exploit. Il pensait simplement avoir changé les pains en pâte. Mais c’était bel et bien le temps qu’il avait altéré. La semaine dernière encore, Baralis était retourné aux cuisines. Les traces résiduelles restaient perceptibles. Cet imbécile de Frallit avait dû remplacer les dalles de cuisson ; elles se comportaient curieusement, la pâte prenait des heures à cuire dessus. Une conséquence directe de la projection de Jack. La sorcellerie laissait toujours des traces, une sorte d’écho de ce qui s’était déroulé. Mais seule la plus puissante persistait plusieurs semaines après sa mise en œuvre.

Le garçon avait libéré des forces dont les effets mettraient peut-être des années à s’estomper. On avait broyé les cendres du four pour en faire du savon. Heureuse la dame qui se baignerait le visage dans sa mousse ; au pire, elle préserverait sa beauté, au mieux elle rajeunirait sensiblement. Les dalles de cuisson seraient probablement jetées aux ordures – Baralis n’osait imaginer avec quel résultat.

Les pains eux-mêmes avaient été détruits. Au moins avait-il veillé à cela.

Baralis allait devoir réfléchir sérieusement à ce qu’il convenait de faire du garçon. Pour l’instant, ses plans se déroulaient sans accroc ; le chancelier ne voulait tolérer aucun élément perturbateur, or il avait le sentiment que Jack pourrait bien en devenir un. En d’autres circonstances, il l’aurait gardé pour l’étudier, le disséquer, aller jusqu’au fond du mystère. Mais il avait bien d’autres préoccupations à l’esprit pour l’instant ; trop de choses étaient en jeu. Le garçon devait être éliminé.

Il fut dérangé dans ses réflexions par l’arrivée de son serviteur. « Ah, Craupe. Je pensais justement à toi. J’ai un petit travail pour toi.

— Oui, maître.

— Tu connais nos deux invités.

— Nos invités ?

— Les prisonniers, sombre idiot à la tête vide ! Je veux que tu me débarrasses du garçon.

— Il est parti.

— Comment cela, parti ? Bien sûr que non. Je l’ai vu de mes propres yeux hier encore. Il a dix mercenaires à sa porte, il n’a pas pu partir. » Baralis tremblait.

« Ma foi, maître, je reviens justement du refuge. J’ai apporté quelques douceurs à la dame – elle aime quand je lui amène des petits pains au miel et du vin sucré.

— Au fait, Craupe ! rugit Baralis.

— Eh bien, Traff a accouru pour me prévenir que le garçon s’était échappé ; il aurait défiguré un de ses hommes. »

Baralis était sur des charbons ardents. « Et la fille ? Ne me dis pas quelle s’est enfuie elle aussi ?

— Non, maître, je lai vue de mes yeux tout à l’heure. Je me suis assuré que sa porte était solidement verrouillée.

— Savent-ils dans quelle direction est parti le garçon ?

— Traff dit qu’il s’est enfoncé dans les tunnels. Il affirme que ses hommes l’auraient aperçu s’il en était sorti. »

Baralis réfléchit un moment. Par chance, le garçon ne s’était pas sauvé dans la forêt ; on pouvait encore le retrouver. « Viens avec moi », ordonna-t-il. Les deux hommes sortirent précipitamment. Bientôt, ils remontaient le tunnel qui reliait le refuge au château, éclairés par la flamme de Baralis.

« Craupe, va dire à cet incapable de Traff de fouiller les galeries et les salles dans les moindres recoins. Qu’il place deux hommes à l’entrée au cas où le garçon reviendrait sur ses pas. »

Quand il atteignit le refuge, Baralis commença par vérifier la cellule de Melliandra. Jack s’était attaché à elle, et s’il rôdait dans les tunnels, peut-être essayerait-il de la délivrer. Le mitron ne jouait aucun rôle dans ses plans, il ne représentait qu’une menace secondaire. Mais Baralis ne pouvait prendre aucun risque avec Melliandra : si elle s’échappait, il perdait son pari avec la reine. Le verrou de sa porte devenait insuffisant ; il fallait la transférer dans un endroit plus sûr.

 

À son grand étonnement, Melli découvrit qu’elle aimait bien le mastodonte qui servait Baralis. Il la traitait comme un petit papillon fragile, lui apportait des couvertures supplémentaires contre le froid, des friandises, et même de l’eau de rose pour s’asperger le visage.

Si Melli devait reconnaître qu’elle jouissait d’un confort appréciable, elle ne s’en satisfaisait pas pour autant. Elle songeait de plus en plus souvent à son escapade en forêt ; elle s’était retrouvée totalement libre, sans personne pour lui dire quoi faire ou comment le faire. Baralis allait devoir la relâcher tôt ou tard. Il ne la retiendrait pas indéfiniment, et elle n’imaginait pas qu’il puisse lui faire le moindre mal. Après tout, il demeurait le chancelier du roi.

Melli fourra un petit pain au miel dans sa bouche en se demandant où se trouvait Jack en cet instant. Elle sursauta en voyant Baralis pénétrer dans la pièce, paraissant soulagé de la voir. Il la surprenait la bouche pleine ; elle avala rapidement, prit une gorgée d’eau puis reposa sèchement son verre.

« Il semble, messire Baralis, que votre serviteur ait de meilleures manières que vous. Au moins pense-t-il à frapper avant d’entrer dans la chambre d’une dame. »

Baralis paraissait agité. Quand il lui répondit, sa voix n’avait plus ses intonations doucereuses : « Est-ce dans les habitudes d’une dame de s’enfuir de chez elle pour se retrouver à Duvitt dans la peau d’une catin ?

— Est-ce dans les habitudes d’un gentilhomme de retenir une femme contre sa volonté ?

— Je ne crois pas, ma chère Melliandra, avoir jamais prétendu être un gentilhomme. » Il y avait quelque chose de légèrement différent chez Baralis ce jour-là ; il semblait moins maître de lui, moins raffiné que d’habitude.

« Que me vaut ce plaisir ?

— Je crains d’être porteur de mauvaises nouvelles. Vous allez devoir renoncer à ce cadre enchanteur.

— Pourquoi ? voulut savoir Melli.

— Cela ne vous concerne pas.

— Où m’emmenez-vous ? » Elle commençait à avoir peur.

« Pas loin. Suivez-moi.

— Et mes affaires ? » protesta-t-elle faiblement pour gagner du temps. Baralis s’approcha d’elle à moins d’un pas. Elle sentit son odeur, puissante, entêtante, qui la tirait vers lui comme au bout d’une ficelle. Elle s’appuya contre lui. Leurs regards se croisèrent, et elle inspira profondément ; c’était son souffle qui emplissait ses poumons… pareil à une drogue forte. Baralis leva le bras et passa la main dans le dos de Melli, cherchant du bout des doigts les cicatrices sous la robe. Melli trembla sous la caresse ; ses lèvres s’ouvrirent, elle relâcha son souffle et se prépara à son contact.

Baralis semblait résister à grand-peine à la tentation. Il finit par parler, brisant le charme : « Tout ce dont vous avez besoin pour l’instant, ma belle enfant, ce sont les habits que vous avez sur le dos. »

Melli se détacha de lui. Elle avait les jambes flageolantes et manquait désespérément d’air. Baralis soutint son regard un moment encore, avant de tourner les talons. « Allons-y, maintenant », siffla-t-il avec impatience. Il parcourut quelques mètres puis, à la surprise de Melli, s’arrêta le long du mur et entreprit de palper la pierre. Melli sursauta en arrière, stupéfaite, en voyant un pan de mur s’effacer devant eux. Baralis lui fit franchir l’ouverture. Éclairée par des chandelles largement entamées, la pièce avait de toute évidence servi récemment ; un pichet de bière traînait encore sur la table. Melli vit quelques sièges, un bureau encombré de manuscrits et une vieille tapisserie fanée au mur. La porte dérobée se remit en place et Baralis traversa la pièce, s’arrêtant pour décrocher une clef à sa ceinture et allumer une lampe à huile.

Baralis déverrouilla d’un tour de clef une petite porte en bois qui s’ouvrait dans le mur du fond. « Entrez. » Il lui fit signe d’approcher. Elle s’exécuta, le cœur battant, pour découvrir une pièce exiguë et encombrée, bordée d’étagères, qui servait manifestement de débarras.

Melli rassembla son courage. « Je refuse d’entrer là-dedans. »

Baralis se tourna vers elle et l’agrippa brutalement par le poignet. La lampe à huile se balança dangereusement. « Vous allez pourtant entrer ! » Melli regarda la lampe – la flamme léchait sa robe. Elle passa dans la petite pièce, libérant son poignet d’une secousse. Baralis la suivit, posa la lampe sur une étagère puis ressortit. Melli fut tentée de crier en entendant la clef tourner dans la serrure, mais sa fierté l’en empêcha. Elle ne voulait pas laisser croire à cet homme qu’elle avait peur.

Melli regardait autour d’elle en se frottant les bras. L’endroit était froid, humide ; de l’eau suintait le long des murs et trempait le sol. Il n’y avait ni chaise ni paillasse, et Melli ne pouvait s’asseoir par terre ; aussi fut-elle contrainte de rester debout.

Son cœur continuait à tambouriner follement. Elle ne parvenait pas à accepter l’idée qu’elle avait laissé Baralis la toucher, qu’elle avait aimé sentir ses doigts au creux de son dos. Sentant encore la pression subtile de son souffle dans ses poumons, elle secoua vigoureusement la tête dans l’espoir d’en chasser cette sensation. Elle avait eu envie de l’embrasser ! se dit-elle en se frottant les lèvres d’un geste machinal. Baralis passait pour détenir certains pouvoirs inhabituels ; peut-être les avait-il employés sur elle. Ses doigts s’enfoncèrent dans sa bouche. Non, se dit-elle en les suçant doucement, il n’y avait pas eu d’encouragement artificiel. Rien qu’une attirance physique – une attirance réciproque.

Sa poitrine se soulevait et retombait de manière frénétique. Elle ne voulait pas songer une minute de plus à cette question.

Melli inspecta brièvement la petite pièce humide. Combien de temps y resterait-elle, confinée comme un animal ? Elle jeta un coup d’œil à son poignet, là où il l’avait empoigné : une marque rouge s’y formait. Melli sentait ses yeux se gonfler de larmes. Elle les retint. N’avait-elle pas connu pire ? Cette pièce était un palace en comparaison de la basse-fosse de Duvitt. Refusant de sombrer dans le désespoir, elle parvint à sourire faiblement.

S’obligeant à revenir à des préoccupations plus prosaïques, elle vérifia combien d’huile restait dans la lampe : celle-ci n’était qu’à moitié pleine. Guère désireuse de se retrouver dans le noir, Melli réduisit la mèche. Elle inspecta les étagères et ne découvrit qu’une collection de cadavres d’insectes moisis, victimes d’araignées à la patience implacable.

Melli s’accouda aux étagères, les mains en coupe au-dessus de la lampe pour se tenir chaud. Elle se demandait pourquoi on l'avait déménagée. Son père avait peut-être retrouvé sa trace, mais elle n’y croyait guère. Quelque chose inquiétait Baralis, suffisamment pour qu’il l’enferme dans un débarras. Était-ce en rapport avec Jack ?

Ses pensées s’attardèrent sur le mitron. Il s’était montré bon pour elle, soignant ses blessures, lui abandonnant sa portion d’eau. Melli ne croyait pas l’histoire qu’il lui avait racontée pour justifier sa fuite. Jack ne lui donnait pas l’impression d’être un voleur, et messire Baralis n’était pas homme à perdre son temps. Pourquoi s’intéressait-il à Jack ?

 

Jack passait un bien mauvais moment dans le tunnel enténébré ; jamais il ne s’était trouvé dans un noir aussi complet. Il avait dû progresser à tâtons, comme un aveugle, pour se heurter en fin de compte à un cul-de-sac. Il lui semblait étrange qu’un passage ne conduise nulle part ; sans doute avait-il raté un embranchement. Il décida de revenir sur ses pas, sans cesser de guetter avec anxiété l’approche des gardes.

Cette fois, Jack prit soin de palper les deux côtés du tunnel, passant de l’un à l’autre à chaque pas. Cette méthode prenait du temps et Jack craignait de se faire reprendre. Soudain, ses mains décelèrent une texture différente – du bois. Jack écarta les paumes ; il s’agissait d’une porte. Ne trouvant pas de poignée, il poussa doucement, sans résultat, puis plus fort – peut-être la porte n’était-elle pas fermée ? De fait, le battant s’écarta en grinçant.

Jack s’avança dans les ténèbres. Il se cogna la jambe contre un objet pointu, trébucha en avant et se réceptionna sur une masse souple. Il resta allongé de longues minutes à se frotter le tibia, heureux d’avoir un peu de temps pour souffler. Tout ce qu’il avait fait ce matin-là lui semblait s’être décidé quasiment sans réflexion ; Jack avait surtout suivi son instinct. Il avait besoin d’un plan, d’élaborer une ligne de conduite au lieu de laisser le destin choisir pour lui.

Jack se demanda comment quitter ce réseau de galeries et remonter à la surface. Il devait bien exister une autre issue que celle à côté de la salle des gardes.

Alors qu’il réfléchissait, un léger raclement se produisit au loin et une lueur pâle commença à filtrer sous la porte. Jack bondit aussitôt sur ses pieds ; il devait se cacher. Incapable de distinguer le moindre détail de la pièce, il sentait seulement le matériau souple sous ses pieds. Il se baissa, tâtonna autour de lui et comprit qu’il avait atterri sur une pile de vieux vêtements ou de rideaux. Entendant approcher des bruits de pas, il se glissa précipitamment sous les étoffes et s’en recouvrit les bras et les jambes.

La porte s’ouvrit à la volée. Jack vit la lumière envahir la pièce. Une voix d’homme déclara : « Tu vois, Kessit, je t’avais bien dit que ce serait peine perdue. Personne n’est venu ici depuis des années. Regarde toutes ces vieilleries.

— On retourne sur nos pas, alors ? demanda une autre voix.

— Rien ne presse, Kessit, soufflons un peu, le temps d’une petite chique.

— Traff n’apprécierait pas de nous voir lambiner.

— Traff n’en saura rien si tu tiens ta langue. » Les deux hommes entrèrent dans la pièce. Jack entendit le bruit d’une boîte en étain qu’on ouvrait.

« Allez, mets-toi à l’aise. Il faut se détendre pour apprécier sa chique. Installe-toi sur cette pile de vieux chiffons, soulage un peu ces énormes pieds que tu nous traînes. » Horrifié, Jack sentit l’un des hommes s’asseoir au bord de sa cachette. Seules quelques épaisseurs de tissu le séparaient de sa jambe. Le jeune homme retint sa respiration.

« Naturellement, tout ça, c’est à cause de Harles. Quelle idée de se laisser assommer par un gamin ?

— Ma foi, le pauvre a chèrement payé son erreur.

— Aye. Tu as vu son visage ? Un vrai désastre.

— Il a fini de faire le joli cœur, c’est certain.

— Bien bonne, cette chique.

— Messire Baralis ne nous dit pas tout. Tu étais là hier, quand il a fini d’interroger le garçon ?

— Non, je ne crois pas. » Jack luttait désespérément pour réprimer une quinte de toux – la poussière lui chatouillait la gorge.

« Eh bien, laisse-moi te dire que messire Baralis n’en menait pas large. Il est ressorti en titubant, blanc comme un linge.

— Vraiment ?

— Aye, tu aurais dû le voir. Il tenait à peine debout. Il lui a fallu appeler Craupe pour le soutenir. »

Les deux hommes se turent un moment ; seuls des bruits de mastication brisaient le silence. Puis l’un d’eux cracha. « Aaah, ça va mieux. Il a déplacé la fille, d’ailleurs.

— Qui cela ?

— Messire Baralis, crétin. Il l’a emmenée dans l’un de ses repaires secrets. Il pense que le garçon pourrait essayer de la délivrer. » La jambe de Jack était tout engourdie à cause du poids de l’homme assis dessus.

« Tu sais comment il fait pour y entrer ?

— Je ne saurais pas le dire avec précision. Je l’ai vaguement vu tripoter la pierre. Quand j’ai essayé, ça n’a rien donné.

— Je crois qu’on ferait mieux d’y aller. Traff n’est pas dans un bon jour aujourd’hui. » L’homme se leva, au grand soulagement de Jack.

« Je n’aimerais pas être à sa place, tu peux me croire. » Sur ce, les deux hommes quittèrent les lieux, la lumière s’estompant derrière eux.

Jack poussa un soupir de soulagement puis recracha la poussière qu’il avait dans les poumons. Il repoussa les vêtements et se leva, essayant de chasser la raideur de sa jambe. Il se sentait en sécurité pour l’instant ; les gardes ne reviendraient probablement pas de sitôt.

Jack avait faim, soif et aurait bien voulu savoir l’heure qu’il était ; il ignorait totalement combien de temps s’était écoulé depuis qu’il s’était enfui de sa cellule. Le visage ensanglanté du garde lui revint en mémoire, et il frémit involontairement ; le pauvre lui avait fait une faveur en lui apportant de l’eau.

Jack se sentit honteux de ne pas avoir pensé une seule fois à Melli depuis son évasion. Il avait cru que Baralis l’aurait reconduite au château. Quand elle lui avait raconté son histoire, le jeune homme avait supposé que le chancelier voulait la retrouver pour que l’union puisse avoir lieu. Or elle semblait prisonnière, elle aussi. Jack ne pouvait pas partir sans elle. Après l’avoir soignée et dorlotée, il n’allait pas l’abandonner aux prises à un danger encore plus grand.

Il lui fallait découvrir où elle était gardée – après avoir trouvé à boire. Il manquait d’eau, de nourriture et d’une source de lumière, mais pas d’une arme : pour la première fois de sa vie, il possédait une épée. Au demeurant, la sensation d’une lame glissée dans sa ceinture ne lui procurait guère de satisfaction.

Jack s’installa avec l’intention de ne pas bouger dans l’immédiat. Il était de toute évidence recherché et attendre paraissait plus prudent. Ses poursuivants relâcheraient peut-être leur vigilance au fil de la journée. Il emprunterait le deuxième embranchement la prochaine fois, puisque le premier se terminait en cul-de-sac.

Quelques heures plus tard, Jack se glissait hors de la pièce et refermait soigneusement la porte derrière lui. Il revint sur ses pas le long du passage, se guidant sur la clarté qui scintillait au bout. De retour à l’embranchement, il prit à droite et se retrouva une fois de plus plongé dans les ténèbres.

Dans sa progression à tâtons, il comprit bientôt que ce tunnel était beaucoup plus long que le premier. Sans perdre de temps à chercher des embranchements latéraux, il avança droit devant lui, les bras tendus pour prévenir les obstacles. Le froid mortel qui régnait dans la galerie amena Jack à regretter de ne pas avoir emporté quelques-uns des chiffons sous lesquels il s’était caché. Il continua le long du passage, espérant que celui-là ne finirait pas sur un mur de pierre.

Au bout de quelque temps, ses yeux commencèrent à distinguer une lueur au loin ; Jack courut dans sa direction. La lumière devint plus vive, et le tunnel se termina abruptement. Jack se retrouva dans une longue salle rectangulaire où débouchaient plusieurs passages. L’une des pierres formant le mur retint son attention. Lorsqu’il alla l’examiner de plus près, le jeune homme découvrit la lettre « H » habilement sculptée dans la pierre, flanquée de deux serpents. Jack savait ce que cela signifiait : il se trouvait quelque part dans les sous-sols de Château Harvell.